Isabelle LASSIGNARDIE
La forêt objet de fascination
2004

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La forêt et l‘arbre ont toujours été l‘objet de fascination, de symboles, de craintes, souvent associés à une dimension sacrée et divine, ceci par la puissance qu‘ils incarnent. Métamorphoses. L'idée serait ici de proposer un regard sur quelques une des œuvres de Christophe Doucet, en adoptant pour fil rouge l’arbre et la forêt. Ce rôle joué par la nature, plus particulièrement par la forêt et l’arbre, dans l‘imaginaire collectif de l’homme, est très brillamment constaté et étudié par Robert Dumas, dans son traité de l’arbre, Essai d’une philosophie occidentale (Actes Sud, 2001), et par Robert Harison, dans Forêts, essai sur l’imaginaire occidental (Flammarion, 1992).

Une dichotomie permanente.

Les marquages, forestiers. Entre archaïsme et calculs savants.

Les premières œuvres de Christophe Doucet en rapport avec l’univers forestiers furent des clichés photographiques des marquages sur les arbres réalisés par les forestiers. Ces marques sont des traces de peinture, des bandes plastiques qui ceinturent les troncs, etc.

Elles ont pour fonction de délimiter des parcelles de forêt, c’est-à-dire de réaliser une géométrisation précise de l’espace forestier naturel. Cette délimitation de l’espace évoque immédiatement celle d’un espace sacré.

Ce type de marquage présente également une dualité, une dichotomie inhérente. En effet, ces marques sont de l’ordre du signe, du code ; elles répondent à une logique, à une lecture ordonnée des espaces naturels. 

Une ambiguïté est lisible au sein même du processus de marquage : ces signes relèvent de méthodes simples et brutes, voire mécaniques : ce sont des traces simples et grossières de peinture, donnant une idée de spontanéité, leur rôle étant d’être fonctionnelles, pratiques et lisibles ; cependant, malgré leur aspect grossier et très simpliste, leur disposition dans l’espace relève de calculs, d’une organisation précise de parcellaires. 

Se révèle ainsi une dualité entre la nature plastique de ces signes et la nature pratique, utilitaire qui répond à un travail cohérent et précis.

C’est en rencontrant les travaux des landartistes, que Christophe Doucet réalisa le fait que les forestiers agissaient sur la nature mais ceci sans conscience artistique. Ainsi il transforma ces signes automatiques en œuvres d’art, par l’intermédiaire de la photographie. Il est alors envisageable de lire au sein même de son œuvre une ambiguïté semblable à celle notée pour les marquages forestiers.

Photo de signes, sculpture signes pneu

Une dualité formelle, entre brutalité et sophistication...

Cette dichotomie est notable dans divers travaux de Christophe, en particulier dans son traitement des matières. En effet, de nombreuses œuvres sont dotés d’un aspect brut de la matière ; on peut penser à certaines de ses pièces de bois marquées de traces d’éclats larges et grossiers : la surface du matériau n’est pas lissé, elle écorche, les métaux sont attaqués par la rouille. Cependant, les pièces métalliques sont travaillées de manière fine, adoptant des formes sophistiquées telles des arabesques.

Par son travail fourni sur la matière. Christophe Doucet insiste sur l’action de l’homme sur cette dernière, sur l’appropriation du matériau : ce pouvoir de l’homme de transformer la matière, de lui offrir un contour qui ne lui est pas toujours naturel, tout en préservant son essence.

Dans cette même perspective, on peut lire cette opposition à travers l’exemple des baignoires en papier recouvertes de feuilles d’or: c’est la cohabitation de l’aspect brut du papier et de la finesse et préciosité de l’or. Ne serait-ce pas une image du couple révélé par Nietzsche : le masque de l’apparence apollinienne confronté à une brutalité dionysiaque?

La nature création et violence

Cette confrontation inhérente à de nombreuses œuvres de l’artiste semble cohérente avec l’idée même de la nature. En effet, la nature incarne l’idée de force créatrice, assimilable à une force divine, ainsi on parle de «Mère Nature », symbole de fécondité. Cependant, à la lecture des grands mythes créateurs, la violence semble rigoureusement associée à l’acte de création. 

En référence aux écrits Jean- Pierre Vernant, à propos de la création du monde dans la mythologie grecque, et plus particulièrement, la « déchirure » entre Ouranos et Gaïa, il est évident que l’acte d’une extrême violence donne lieu, ici, au principe même de la création. Ainsi, René Girard, dans La violence et le sacré, parle de « violence fondatrice». 

Il démontre dans son ouvrage l’omniprésence de cette violence qui précède de manière systématique le phénomène de création. De plus, toujours selon : Girard, le sacrifice est un acte nécessaire à l’expression d’une violence refoulée par l’être humain et mortel. L’auteur évoque également la notion de «victime émissaire», celle choisie au hasard qui subira le sacrifice, comme à Spartes dans l’Antiquité. Ou bien les dieux grecs qui, tout en incarnant les forces créatrices, disposaient du droit de vie ou de mort sur les mortels.

Il semble alors que la nature, puissance de création, par les catastrophes qu’elle sait engendrer, puisse décider au hasard du choix de ses «victimes émissaires ». Christophe Doucet, au travers de son œuvre, semble aborder l’idée de nature par son aspect violent et puissant.

Une nature violente

Contre une idée romantique de la nature...

Si Christophe cherche en la nature son matériau principal, ce n’est pas pour autant que son appréhension de a nature correspond à cette vision traditionnelle véhiculée, entre autre, par la pensée romantique. Il n’est pas à la recherche d’une osmose physique et spirituelle avec la nature, comme il tient à le préciser: «Je ne fais pas corps avec elle ». 

A ses yeux, la nature n’est pas une puissance protectrice, comme elle le fut pour certains êtres en fuite, en exil qui venaient trouver refuge au cœur des bois et forêts. La forêt adoptait un sens sacré, voire de protection divine, incarnant ainsi à elle seule la puissance des forces naturelles. 

Cette sacralisation des espaces naturels résulte, de même, de la fascination de l’homme pour cette force suprême féconde, se métamorphosant sans cesse selon des cycles réguliers. Enfin, il est certain que la nature joue un rôle nourricier incontestable, autant envers la faune et la flore qu’envers l’être humain qui y a toujours puisé nourriture et bois pour se chauffer. Le rôle de la nature est complet : refuge, protection, mère nourricière.

Cette pensée pourrait être incarnée par le mouvement de la Deep-ecology, pour qui la nature est un être bienveillant à protéger et à préserver sans limites.  D’un point de vue artistique, cette démarche pourrait être illustrée par les travaux de Nils-Udo, dont on reparlera par ailleurs, mais qui évoquent parfaitement cet idéal de faire corps avec les éléments naturels. 

Or Christophe, par sa réflexion et son actions artistiques, s’oppose aux œuvres de Nils-Udo ; il aborde les domaines forestiers sous l’œil de sa profession : 

«Les forêts en France, et dans les Landes en particulier, sont cultivées, c’est à dire que les arbres sont plantés ou semés en vu d’être exploités cinquante ou quatre-vingt ans plus tard. Contrairement à une idée reçue, une forêt non entretenue, où l’on ne pratique pas de coupe de bois, est une forêt qui meurt. L’exploitation forestière contribue à la vitalité de la forêt. D’une certaine manière, avec ma sculpture, je contribue à la vie de la forêt.»

Christophe Doucet s’oppose donc aux actions des prêcheurs de la Deep-ecology qui condamne tous travaux des forestiers. 

L’idée de nature citée précédemment peut être illustrer par une série d’œuvres de Nils-Udo : Nid de lavande, en 1988 construit au Crestet dans le sud de la France, ou encore Le nid, en 1978, présentant l’artiste nu, comme « un animal anthropomorphe né de la ponte improbable d’un volatile géant» selon Tiberghien, dans Nature, art, paysage. L’homme se livre nu, dans toute sa vulnérabilité, en position fœtale, tel un nourrisson protégé dans le ventre maternel qu’incarne le nid. Le message est, ici, lisible, le nid étant une forme proche de celle du ventre évoquant les cycles qui régissent les êtres (le jour. la nuit, les cycles biologiques...) ; Bachelard, dans Poétique de l‘espace, parle ainsi de la « rondeur de l’être », de « l’être en rondeur».

Nid végétal, « nid » féminin... 

Cette image du nid est présente dans l’œuvre de Doucet. Une étude comparative des visions respectives proposées par Udo et Doucet pourrait alors s’avérer intéressante. Si le nid aux dimensions humaines de Udo semble rassurant, ceux de Christophe Doucet ne véhiculent guère le même sentiment. Ses nids se composent certes de végétaux, mais ils sont épineux et s’agrémentent de fils barbelés. Une autre lecture du nid nous est proposée. Il est menaçant. Il écorche et représente un danger. Danger d’autant plus subtil, qu’à première vue, si le spectateur se tient à distance, le nid semble ordinaire, or s’est en se rapprochant qu’il perçoit le risque, cette menace qui guette quiconque qui voudrait y trouver réconfort. La nature devient synonyme de souffrance et de violence.

Cette nature violente trouve également son sens dans les sculptures anthropomorphiques. Si l’on se réfère aux «œuvres nasses », leur plastique évoque d’emblée celle de l’organe génital féminin. L’analogie femme mature est immédiate dans le sens où toute deux sont des forces créatrices, les deux sont mères.

Ces nasses se composent de grillages, de fils barbelés, de fils de fer attaqués par la rouille, elles semblent être des pièges. 

Ce parallèle, entre une nature violente et l’organe féminin, se justifierait en ce sens où la nature est le protagoniste du processus même de la création incessante, répondant à des cycles précis et réguliers, du principe de mère du monde et de ses éléments animal, végétal et minéral. De plus, certaines œuvres récentes de l’artiste évoquent indirectement la série des Multiplications des seins de Louise Bourgeois.

L‘arbre et la mort...

Cet anthropomorphisme de l’arbre et de la nature se lit dans la série Boîtes aux dimensions du corps humain, œuvres réalisées en bois. Elles questionnent la notion d’espace, interrogation valable également à propos des nasses : le plein, le vide, 1’intérieur, l’extérieur. Or les boîtes et les nasses de Doucet ne sont pas closes et ne peuvent l’être, dimension transparente, rien n’est dissimulé.

De plus, ces œuvres, selon la volonté de l’artiste, évoquent clairement ce qui sera pour l’homme « sa boîte », c’est-à-dire son sarcophage, sa mort. Bachelard, dans Droit de rêver, à propos d’une gravure d’Albert Flocon, pose une question essentielle : «l’arbre est-il le sarcophage dressé qui va dévorer une chair humaine […] ? ». 

Ces boîtes illustreraient cet aspect destructeur et dangereux de la nature, nature incontrôlable faisant preuve de violence, elle-même à l’origine de notre existence, mais qui sera peut-être aussi actrice de notre disparition. Seule certitude, la terre nous abritera, nous et notre sarcophage.

Ainsi, la réunion de ces données offre des associations insolites entre la nature et la mort, l’arbre et le sarcophage, il est donc certain que Christophe Doucet par ses travaux place la nature bien au-delà de l’iconographie traditionnelle d’une nature bienveillante et maternelle.

De la nécessité de se protéger

Les cabanes, un refuge certain...

Dans Nature, art, paysage, Gilles Tiberghien traite de l’abri dans son état de cabane primitive. Il mentionne Vitruve, notamment le second de ses Dix livres d’architecture, qui fait mention du feu, le premier sédiment social qui incita les hommes à communiquer et leur donna l’occasion « de s’assembler en société et d’habiter en un même lieu ». «Ils commencèrent donc, écrit Vitruve, les uns à se faire des huttes avec des feuilles […], des lieux où ils pouvaient se mettre à couvert. »

L’architecture primitive telle qu’elle est imaginée prend aussi modèle sur les formations naturelles, les cavités dans les montagnes pour se protéger comme dans un terrier ou dans un nid d’oiseau, par exemple. 

Dans l’œuvre de Christophe Doucet, il a été vu que le nid perdait sa fonction d’abri et de refuge. Cependant, il réalisa une série de travaux gravitant autour de l’idée de cabane, mais celles-ci ne s’inspirent pas directement du modèle animal, ce ne sont ni des nids, ni des terriers, mais de véritables architectures, ouvrages de l’être humain. 

Elles résultent d’une association des matériaux fournis par la nature et de l’esprit de l’homme. Doucet fait ici directement référence aux cabanes des forestiers. En effet, si Brancusi, souvent cité par l’artiste, s’est inspiré très précisément des colonnes des habitats roumains pour ses «colonnes sans fin». 

Christophe recrée les abris omniprésents en forêt landaise. Ces cabanes en plein cœur des espaces naturels servent à entreposer le matériel mais aussi de refuge. 

L’artiste revendique précisément la vocation de ses cabanes, moyen de se protéger d’une nature hostile.

Ces cabanes, il me semble, rendent hommage au travail de l’homme sur la nature et comme par le biais de la photographie à propos des marquages, il transpose des ouvrages fonctionnels dans le domaine de l’art, offrant ainsi aux cabanes forestières une conscience artistique. Ce détournement paraît faire honneur aux œuvres humaines

Les « œuvres-outils »

Cette démarche s’exprime à travers la série des « œuvres-outils ». 

L’outil, en soi, symbolise l’idée de technique ; l’homme puise ses matériaux au sein des milieux naturels afin d’associer une matière à une idée de l’esprit qui lui offrira un contour et une fonction. 

Ainsi, Heidegger distingue la chose, l’outil et l’œuvre d’art la chose, en tant que matière dont la forme est conditionnée par son environnement naturel ; l’outil se distingue de la chose par son utilité, sa forme étant le produit d’une action humaine ; l’œuvre d’art, création de l’esprit, en cela partageant un point commun avec l’outil. 

Ainsi, les outils de Christophe Doucet deviendraient œuvres d’art par le fait qu’ils soient inutilisables.

A ce propos, Anna d’Andriesens rapproche ces « œuvres-outils », d’outils découverts lors de fouilles archéologiques :  «Certains objets archéologiques, souvent parmi les plus fascinants, posent des problème d’identification aux spécialistes. Ils semblent utilitaires mais certains de leurs éléments sont atrophiés au point qu’ils ne peuvent plus remplir ce qui avait été apparemment leur fonction première. » 

Les outils de Doucet sont surdimensionnés, d’autres semblent très réalistes...

S’agit- il d’une commémoration ? Rendent- ils hommage aux premiers outils (pourtant encore actuels, dans le sens où, pour beaucoup, leur forme initiale ne fut que très peu modifiée) aux premières expressions de la technique ? 

Cette idée de prémisses techniques est confirmée par le titre d’ensemble donné à ces installations, Installations au labo, au goût d’expérimentation ! 

Les outils incarnent cette ébauche d’apprivoisement des espaces naturels par l’homme ; ils représentent un des moyens par lequel l’animal est devenu homme.

Des objets votifs.

Christophe dispose ces « œuvres-outils » avec minutie à l’intérieur de chacune des cabanes, à l’image d’outils votifs déposés contre un autel. 

Anna d’Andriesens, à propos de ces installations. a remarqué « cette place même précisément assignée à chacun de ces outils singuliers, qui participe de leur fonctionnement à la fois utilitaire et rituel ». Ces cabanes évoqueraient-elles un temple ou encore un autel de fortune?

De ces installations cabanes/outils émane donc une atmosphère bienveillante et réconfortante. Elles offrent aux spectateurs un refuge matériel et une protection métaphysique contre une nature fascinante par son imprévisibilité et sa violence, mais de même par le rapport qu’elle a, depuis toujours, entretenu avec la nature humaine.

Isabelle LASSIGNARDIE, janvier 2005