Vincent DUCOURAU
Quand on parle de vous ...
1993

Carré_Musee-Bonnat.jpeg 388.16 KB

Christophe Doucet, quand on parle de vous, on a le sentiment que tout se passe au fin fond de la forêt, que vous entretenez un rapport très particulier avec le bois; et puis vous travaillez à Taller... C'est vraiment les pins ! Est-ce toujours aussi déterminant dans votre travail ?

Tout d'abord, je travaille comme forestier, c'est mon gagne-pain. Je travaille avec des bûcherons, des débardeurs. C'est mon quotidien et j'aime ça. J'ai toujours vécu dans les Landes. Mes premiers travaux étaient des signes répertoriés en forêt, des limites de territoires. Je faisais des photographies de bornes posées par les forestiers, marquage pour les coupes de pins, et j'associais cela à une écriture. Je répertoriais ces éléments et je m'en suis un peu inspiré pour mes premiers travaux. Les marques et les signes forment une géométrie qui vient établir une sorte de vocabulaire pour définir ce qui est à moi et ce qui n'est pas à moi, ce qui m'appartient. On arrive ainsi à une sorte de discours. C'est aussi dire "je marque, donc je connais", jeu de la possession. René Huyghe dit qu'en précisant "ça c'est de l'eau, ça c'est de la terre", l'homme s'est abstrait de la mystification des choses. Je faisais un pont un peu osé entre l'art et la révélation. Mais ça devenait un peu trop discours, un peu ennuyeux et je m'en suis éloigné. Ce qui m'amuse, comme en parlent Pagès et Toni Grand, dans le processus d'élaboration d'une œuvre est le travail lui-même. Le fait de couper une bille de bois, de mettre un coup de hache, fait partie des processus en surface de l’œuvre d'art. Puis il y a cette fascination pour les outils, la hache en particulier, outil tranchant, qui coupe, avec un manche qu'on peut tenir, avec une référence aux outils africains dont on ne sait si ce sont des objets ou des œuvres d'art.

On sent très fortement ce lien entre votre présence et le territoire, comme un artiste du "Land Art" ?

J'ai été très impressionné par le "Land Art", surtout par Richard Smithson, cet américain qui déplaçait un bout de caillou pour le mettre à un autre endroit dans le désert. Ce territoire où je vis, les Landes, la forêt, c'est précisément ça, avec les outils, les limites, le paysage avec aussi le souvenir du paysage américain qui a tellement marqué l'art du xxème siècle. 

Mettre l'outil en scène, n'est-ce pas trop une attitude en référence aux arts et traditions populaires ?

Ça n'est pas de ce côté que j'exploite. Ça peut se passer aussi avec un crayon. Je prends un crayon, je le tiens, je le manipule, il est chaud, il est froid, je peux le toucher, le tordre, agir dessus et m'en ser- vir pour taper, gratter... Avec la hache, on peut couper, on peut se couper, on peut faire mal aussi. l y a cette pulsion de mort plus ou moins maîtrisée. D'ailleurs ces outils, je ne les trouve pas, je les fabrique. Dans la récupération de fer usagé, il y a le côté trop marqué de l'objet trouvé. J'essaie de travailler avec du fer neuf et de travailler un peu tout moi-même. Maintenant, ma grande folie est d'avoir les outil, la forge, les rouleuses. J'ai de la fascination pour les outils que je fabrique et de la fascination pour les outils qui me permettent de fabriquer ces outils.

Vos collectionneurs sont-ils des "piniers landais" ? Il est amusant de savoir si leur forêt est autre chose que patrimoine transmissible et capital viscéral ? 

L'avantage, c'est que j'ai à la fois ce capital viscéral par le travail que je fais pour gagner ma vie, mais aussi par mes parents qui ont vécu là-dedans, mes beaux-parents aussi. J'ai tout ça et j'ai aussi tout l'acquis de mes années de Beaux-Arts, et ce recul. Et tout s'imbrique. A un moment, j'étais tenté d'aller à Paris, de quitter les Landes parce que c'est un désert. Mais je m'y accroche parce que j'ai quelque chose à défendre. Vincent Barré m'a dit que des gens comme moi, qui ont cet acquis, il n'y en a pas beaucoup, donc c'est une richesse. Certains New Yorkais s'impreignent de leur ville. Mais ça ne veut pas dire que je suis éloigné des préoccupations de mes contemporains, au contraire.

En Pays Basque d'Espagne, il y a beaucoup de sculpteurs. En connaissez-vous ?

Quelques-uns, et je suis fasciné par leur travail. Et ce dont je suis un peu jaloux, chez eux, c'est que c'est aussi cette culture qui est revendiquée. Dans les Landes, il y a la gastronomie, les courses landaises... Au Pays Basque, il y a vraiment une force. Comme chez Chillida par exemple. Ils vivent de cela et j'aime bien et j'en suis un peu jaloux. Mais on en dépend un peu, le Pays Basque allait très loin.

Vous montrez au Carré / Musée Bonnat des œuvres en bois et fer, ces deux matériaux toujours fichés l'un dans l'autre.

J'aime le rapport qui se passe entre bois et fer, ça vibre, ça réagit. Mais il y a aussi le rapport sexuel qui est très important dans mon travail, un peu comme celui de l'américain David Smith. On dit que c'est lui qui fut au départ du mouvement minimaliste, et pourtant tout est force et puissance. Mais aussi la sexualité portée dans la sculpture africaine et océanienne. En fait, j'ai beaucoup de fascinations. Je veux arriver à tout prendre, partout, en matière d'art... 

Le visiteur, dans une exposition, cherche toujours le titre de l’œuvre qu'il regarde. Le titre peut donner la première clé ou permettre de poser des questions. Il y a quelques temps la mode était au "sans titre", ce qui signifiait: ce qui est là est là et c'est tout !

Je suis d'accord avec ça, mais pour moi, et mon catalogue personnel, j'ai besoin de références dont je puisse me souvenir, mais qui ne soient pas trop devant. "Pince à ciel", c'est un outil créé, forgé. Dans le titre, il y a trop de choses. Peut-être, je l'appellerai P1 ou P2. Pourquoi P? Parce que pince. Je crois que je vais adopter cette solution.

Interview réalisé par Vincent DUCOURAU, conservateur du Musée Bonnat, Bayonne, 1993.